Hydrogène métallique – enfin !

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C’est l’aboutissement de l’une des plus grandes quêtes de la physique moderne. Enfin, des chercheurs ont assisté à la métamorphose de l’hydrogène en un métal aux propriétés extraordinaires. Jean-Baptiste Veyrieras raconte.

Ça y est. Le cap a été franchi. L’exploit réalisé. Des physiciens ont réussi à fabriquer de l’hydrogène métallique. « C’est une grande satisfaction », réagit Paul Dumas, l’un des membres de l’équipe, avec la tranquille assurance du vainqueur. Car cet hydrogène métallique est un graal de la physique. Ce nouvel état de la matière siège au panthéon des grandes découvertes éligibles au prix Nobel, aux côtés de la matière noire, de la masse des neutrinos, la nature de l’antimatière… Et la compétition mondiale pour le fabriquer fait rage depuis pas moins de 85 ans !

UNE QUÊTE DE PLUS DE 80 ANS

1935

Deux théoriciens prédisent qu’à haute pression, l’hydrogène change d’état et devient métallique.

1958

Invention de la cellule à enclumes de diamant, qui permet d’atteindre de très hautes pressions.

1968

Neil Ashcroft calcule que l’hydrogène métallique serait supraconducteur à température ambiante.

1989

Deux Américains, Mao et Hemley, compriment l’hydrogène à 250 GPa.

1998

Une équipe américaine de l’université Cornell atteint 342 GPa.

2017

Deux Américains annoncent avoir observé l’hydrogène métallique, à 495 GPa. Leur mesure est invalidée.

2020

Paul Loubeyre, Florent Occelli et Paul Dumas atteignent 425 GPa. Ils obtiennent de l’hydrogène métallique.

Tout commence en effet en 1935, lorsque deux théoriciens, Eugene Wigner et Hillard Bell Huntington, publient un article intitulé « De la possibilité d’une transition métallique de l’hydrogène ». Ils prédisent que sous des pressions gigantesques, les plus simples et les plus abondants des atomes de l’Univers, les atomes d’hydrogène, éjecteraient leur unique électron pour former un cristal régulier de protons. Libres, les électrons pourraient alors se mouvoir au sein de ce cristal parfait comme bon leur semble et y former à leur guise un courant électrique. Bref, d’isolant, l’hydrogène deviendrait métallique.

Mieux encore, en 1968, le physicien britannique Neil William Ashcroft affirme que ce métal pourrait conduire l’électricité sans aucune perte ! Et ce, à 17°C, c’est-à-dire à température ambiante. Alors que tous les autres métaux ou alliages métalliques qui présentent ce fabuleux pouvoir supraconducteur – dont la découverte fut récompensée par le prix Nobel de physique 1972 -ne le font pour la plupart qu’à des températures proches du zéro absolu (- 273°C) et, au mieux, à – 23°C. La prédiction d’Ashcroft est rapidement confirmée grâce à l’amélioration des calculs de supraconductivité et à l’étude de la dynamique des électrons dans les solides. La certitude s’installe chez les physiciens : cet étrange état de la matière n’est pas une chimère. L’espoir surgit d’applications technologiques mirobolantes ; transporter l’électricité sans perte serait révolutionnaire. Et la course se lance…

Sauf qu’il y a un hic. Pour « métalliser » l’hydrogène, il n’y a qu’un seul moyen, il faut soumettre ses atomes à des pressions vertigineuses : 25 gigapascals (GPa) – soit 250 000 fois la pression moyenne de l’atmosphère ! -, d’après les premières évaluations d’Eugene Wigner et Hillard Bell Huntington. C’est environ la pression qui règne au niveau de la transition entre le manteau supérieur et inférieur de la Terre, à plus de 500 km de profondeur… Comment en générer de telles en laboratoire ? Les physiciens vont ruser en exploitant une loi physique : la pression engendrée par une force sur une surface est inversement proportionnelle à la taille de cette surface. Autrement dit, plus un échantillon est petit, plus il est aisé de lui mettre la pression. Dès les années 1930, le physicien américain Percy Williams Bridgman parvient ainsi à soumettre de petits échantillons de matière à des pressions frôlant les 10 GPa. Cet exploit a ouvert la voie à la physique des hautes pressions et à une foule de découvertes sur les propriétés de la matière condensée (et lui valut le prix Nobel de physique en 1946 – encore un !). Mais l’hydrogène métallique reste, à cette époque, hors de portée.

LA GUERRE FROIDE DES CHERCHEURS

C’est alors que la guerre froide accélère la course : les scientifiques russes et américains s’affrontent dans l’espace et aussi sur le terrain des hautes pressions. Les savants soviétiques sont les plus actifs, mais c’est du côté des États-Unis et de leur Institut national des normes et de la technologie (Nist) que vient, en 1958, l’innovation décisive : la cellule à enclumes de diamant. Son principe est aussi simple que celui de l’étau : un échantillon micrométrique se retrouve comprimé entre deux pointes de diamant – matériau ultrarésistant et lui-même enfant des hautes pressions. Pour la petite histoire, les scientifiques du Nist ont pu se payer le luxe de casser plusieurs diamants pour mettre au point ce dispositif révolutionnaire : ils disposaient alors d’une réserve de pierres confisquées à des trafiquants par le gouvernement américain.

Cette cellule, outre ses capacités mécaniques exceptionnelles, offre un avantage considérable : quelle que soit la pression, les diamants laissent passer la lumière. Une transparence qui permet aux physiciens de sonder de concert l’état de l’échantillon et du diamant… Et d’en déduire aussi bien les transformations physiques induites par la pression que la valeur exacte de cette dernière à l’interface entre le diamant et l’échantillon. Dès lors, après une série de perfectionnements entre la fin des années 1960 et 1980, les records vont commencer à tomber. En 1989, deux Américains compriment  l’hydrogène sous 250 GPa ! Dix fois plus que la valeur seuil prédite par Eugene Wigner et Hillard Bell Huntington. Or, surprise, l’hydrogène demeure complètement isolant… Pas l’ombre d’une métallisation, même s’il semble bien y avoir eu une sorte de changement de phase : sous la pression, les atomes ont changé de configuration (voir ci-contre).

Les théoriciens révisent alors leurs calculs et un consensus s’établit : le précieux métal n’apparaîtra qu’une fois franchie la barre des 400 GPa, soit 4 millions de fois la pression de l’atmosphère terrestre… En fait, c’est au cœur de Jupiter ou de Saturne qu’il faudrait plonger pour atteindre une charge pareille. Ce qui ajoute encore une pression scientifique à la course : s’ils parvenaient à fabriquer de l’hydrogène métallique liquide, ils disposeraient d’un échantillon de la matière des géantes gazeuses ! De quoi décrire leur machinerie, la génération de leur champ magnétique… et donc répondre à une foule de questions astrophysiques (lire p. 107).

C’est là, au terme de cette très longue épopée scientifique, qu’apparaît le trio de physiciens français, Paul Loubeyre et Florent Occelli, du CEA de Saclay, et Paul Dumas, du synchrotron Soleil (CEA-CNRS). Au début des années 2000, Paul Loubeyre avait déjà dépassé les 300 GPa et rivalisait avec les meilleures équipes internationales… Mais en 2017, coup de tonnerre, deux physiciens américains de Harvard annoncent avoir atteint les 495 GPa ! Les Français pensent un instant avoir perdu la course mais, très vite, ils se rassurent : « Les Américains avaient poussé la presse au-delà de ses capacités. Les diamants se sont cassés. La mesure de la pression et l’analyse de l’échantillon étaient donc erronées », souffle Paul Loubeyre. Cette annonce n’est en fait qu’un signe de la fébrilité qui règne dans la communauté des chasseurs d’hydrogène métallique, alors que le succès se rapproche. Au même moment, l’un des membres d’une autre équipe américaine, Alexander Goncharov, prédisait ainsi dans nos colonnes : « L’hydrogènemétallique devrait être fabriqué d’ici deux à quatre ans » (voir S&V n°1196)…

Bien vu ! Il aura fallu exactement trois ans : en janvier 2020, le trio de chercheurs français est bel et bien parvenu à écraser la résistance au courant de l’hydrogène entre les mâchoires de leurs enclumes de diamant. Ce faisant, les trois chercheurs ont explosé le record de pression, atteignant 425 GPa. Leur secret ? D’abord, la taille de leurs diamants. Leur pointe a en effet été usinée jusqu’à prendre une forme de donut – les physiciens parlent d’enclumes de diamant torique. « Cette forme torique s’est révélée décisive », se félicite Paul Loubeyre.

L’expérience historique en 6 étapes

C’est au CEA, à Gif-sur-Yvette, que l’expérience a eu lieu en 2019. Elle tient dans un cylindre de 20 cm de longueur, auquel tout un bataillon d’appareils de mesure sont connectés.

Car l’une des grandes difficultés a été d’observer que l’hydrogène était bel et bien devenu métallique.

  1. Un faisceau infrarouge est émis par le rayonnement synchrotron des protons de l’accélérateur Soleil, situé juste derrière les murs du laboratoire.
  2. Un échantillon d’hydrogène gazeux est pressé par des enclumes de diamant plongées dans un bain d’azote liquide à une température de – 190°C. C’est le cœur de l’expérience.
  3. La pression est mesurée, à quelques GPa près, par un spectromètre Raman. Elle atteint 425 GPa.
  4. La lumière est analysée. Plus l’hydrogène devient métallique, plus il absorbe les rayonnements infrarouges.
  5. L’hydrogène métallique apparaît sous la forme d’un obscurcissement, au centre de l’enclume.
  6. La barre est franchie ! La théorie prédisait qu’au-delà d’une pression de 400 GPa, l’hydrogène moléculaire solide devenait métallique… c’est confirmé !

© SOURCE : LOUBEYRE P. ET AL., NATURE , 2020

Faits & chiffres

Plus de 100 000 milliards d’atomes d’hydrogène sont injectés dans une enceinte cylindrique de 14 µm de diamètre et 6 µm de hauteur. Avec la pression, l’hydrogène se solidifie.

À 400 GPa , le diamètre de l’échantillon est réduit à 5,8 µm.

L’ÉPINEUSE QUESTION DE LA PREUVE

Car elle joue en quelque sorte le rôle d’une micro-enclume, à l’extrémité de chaque diamant. « Pour l’usiner, nous avons dû employer un faisceau d’ions focalisé, développé par nos collègues du laboratoire de nanophysique du CEA, explique Florent Occelli. Cette nouvelleforme nous a également obligés à optimiser le mécanisme de la cellule afin d’assurer un alignement des diamants au micromètre près ! »

Les diamants laissant passer la lumière, on peut voir les transformations physiques de l’échantillon

Ensuite, les chercheurs ont utilisé un dispositif de mesure basé sur le faisceau synchrotron Soleil. Car toute la difficulté, au-delà du record de pression, a été de prouver que l’hydrogène s’est bien mué en métal. Impossible de faire passer un courant électrique de contrôle : « Dans ces conditions extrêmes, les techniques actuelles ne le permettent pas », regrette Paul Loubeyre. Comment, en effet, disposer des électrodes pour mesurer un courant dans un échantillon de quelques micromètres sans que, à mesure que la pression augmente, les fils ne se touchent ou que les électrodes ne se déforment ?

Il a donc fallu utiliser une autre propriété que la conductivité : « Plus un matériau approche de l’état conducteur, plus il absorbe le rayonnement infrarouge de faible énergie. La position de ce front d’absorption renseigne sur l’énergie qu’il faut donner aux électrons pour les rendre mobiles », explique Paul Dumas, spécialiste des interactions entre les rayonnements infrarouges et la matière. Quand cette énergie décroît jusqu’à devenir nulle, autrement dit quand tout le rayonnement infrarouge est absorbé, c’est la preuve de l’état métallique : « C’est ce que nous avons observé pour l’hydrogène à mesure que la pression augmentait », confirme Paul Loubeyre. Inversement, lorsqu’ils ont relâché la pression, l’échantillon est redevenu transparent.

Cette fois, toute la communauté scientifique a salué la qualité des données produites. Même si certains, comme Alexander Goncharov, jugent la preuve infrarouge encore trop indirecte, il n’y a guère de doute : la course est terminée. Quelques secondes durant, Paul Loubeyre, Florent Occelli et Paul Dumas ont eu sous les yeux le métal le plus fabuleux de l’Univers !

BIENTÔT UNE FORME PLUS STABLE ?

Quelques secondes… Et peut-être bientôt plus ! Car à la pression atteinte par les trois physiciens, l’hydrogène demeure à l’état moléculaire. « Cette transition est réversible, précise Paul Dumas. Mais en réduisant la taille de l’échantillon, nous pensons pouvoir dépasserles 500 GPa et produire de l’hydrogène métallique atomique. » Or, sous cette forme atomique, il pourrait bien être métastable : il conserverait ses propriétés remarquables même lorsqu’on relâche la pression.

De là à imaginer que, bientôt, des laboratoires de Saclay sortiront des lingots d’hydrogène… « Même si on parvient à stabiliser l’hydrogène métallique, il sera très difficile d’en produire à grande échelle », tempère d’emblée Paul Loubeyre. Avant de rappeler que « les physiciens des années 1930 n’auraient jamais cru possible de comprimer des atomes d’hydrogène sous plus de 4 millions d’atmosphères ! » La quête de l’hydrogène métallique vient d’aboutir. L’avenir dira si elle débouche sur une révolution technologique.

Au cœur des planètes géantes

Les planétologues suspectaient de longue date la présence d’hydrogène métallique (sous forme liquide) au sein des planètes géantes gazeuses, comme Jupiter ou Saturne.

Selon leurs modèles, il représenterait jusqu’à 56 % du volume de Jupiter. Il se trouverait entre 14 000 et 59 000 km de profondeur – là où la pression grimpe à des centaines, voire des milliers de GPa et où la température dépasse celle de la surface du Soleil. Mis en mouvement par la rotation rapide de Jupiter, cet océan d’hydrogène métallique induirait, par effet dynamo, le puissant champ magnétique de la planète géante – 14 fois plus intense que celui de la Terre ! Tous ces modèles se voient confirmés par l’observation expérimentale de l’hydrogène métallique.